« Dieux qui avez l’empire des âmes, Ombres silencieuses,
Chaos et Phlégéthon, muets parages qui vous étendez dans la nuit,
qu’il me soit permis de dire ce que j’ai entendu, et,
avec votre assentiment, de dévoiler les choses ensevelies
dans les profondeurs ténébreuses de la terre.
(Virgile – L’Énéide livre VI)
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**Quand avez-vous commencé à écrire ? L’enfant que vous restez dans vos livres écrivait-il ?
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé lire. Je me revois dans une chambre immense, à l’étage d’une très vieille maison avec des murs épais et des parquets anciens au travers desquels je voyais mes parents regarder la télé, à l’heure où j’aurais dû dormir depuis longtemps. La grande cheminée peinait à chauffer tout l’espace mais avec une couverture chauffante et une bouillotte brûlante, mon lit était devenu un nid au creux duquel je lisais en cachette, lampe électrique à la main, tout ce qui me tombait entre les doigts, des J’aime lire, des Fantômette ou des Club des Cinq, des Jules Verne ou des Astérix, puis plus tard des Agatha Christie ou Rouletabille. Une partie du plaisir de lire était sans doute dans la transgression de l’interdit, non pas la lecture mais de l’heure jusqu’à laquelle je lisais. Vous n’imaginez pas les aventures que l’on peut vivre dans un pareil nid, pour peu que le feu de la cheminée crépite bien. Puis quand le pas de mon père faisait craquer le vieil escalier de bois, j’éteignais vite la lampe électrique et, les yeux fermés, j’écoutais mon père traverser la grande chambre pour remettre du bois dans la cheminée, le cœur battant de crainte d’être surpris et de me faire gronder.
Alors pendant des années, les livres ont eu à mes yeux une dimension sacrée. Il fallait être un géant pour écrire et jamais je n’aurais eu la présomption de me prétendre capable de comparer à ces géants. Plus tard, à l’âge où j’ai commencé à préférer aller voir les filles plutôt qu’aller taquiner le goujon dans la Charente, j’ai commis beaucoup trop de vers et d’une telle médiocrité que je prie pour qu’il n’en reste nulle trace, nulle part. Ce n’est que bien plus tard, à plus de trente ans que sur un coup de blues, j’ai posé quelques mots sur une feuille. De fil en aiguille, une histoire a pris corps et c’est ainsi que La Korrandine de Tevelune est née. Le plus rigolo dans tout cela, c’est que de relectures en réécritures, à force de travail sur la structure du roman et sur le style, les premières pages, celles qui ont été à l’origine de toute cette aventure, ont totalement disparu.
**Saint-Fromond est en Normandie, les Korrigans en Bretagne et vous à Besançon, vous écrivez sur les korrigans de Charente Limousine, votre terre d’enfance. Tous les noms de lieux et de personnages sont véridiques, dites-vous. Vous avez dû faire de longues recherches ?
Ah ! Soyez prudente. Vous confondez les Korrandons avec les Korrigans. Ce sont de lointains cousins mais ils n’aiment pas du tout être confondus. Les Korrandons sont des nains de source. Ils ont réellement existé, tout comme les Korrigans, mais on les a oubliés. Cela ne les chagrine guère ; ils aiment le calme et préfèrent passer inaperçus. Nous passons souvent tout près d’eux sans les voir mais avec un peu d’attention et beaucoup d’imagination, vous en verrez la trace près des fontaines et des cascades, au bord des gours. Chez les gaulois celtes, le ‘Corros’, c’était le nain. Plus tard, en breton, ce mot est devenu ‘Korrig’, le gnome. ‘Andon’ ou ‘andounna’, c’était la source, l’eau qui vient d’en bas. D’où le nom des Korrandons. Vous voyez qu’on ne peut pas les confondre.
Sous la plume, les lieux ont presque tous changé de nom, mais ils ont pris un sens nouveau. Ainsi, dans la langue gauloise, l’adjectif ‘tauo’ signifie calme, tranquille. Associé avec ‘andounna’, il a donné naissance à Tevelune, les eaux calmes. Le plus étrange, et c’est ce qui a troublé Vincent dans La Korrandine de Tevelune, c’est que la ville de Belgique où vit Aurélie a presque le même nom. Elle habite Vorinde. Or en gaulois, ‘renos’ voulait dire rivière ou fleuve, et au fil du temps il est devenu ‘rin » en ancien français, ce qui a d’ailleurs donné son nom au Rhin. Quant à ‘uo’ qui a donné le ‘vo’ de Vorinde, cela veut dire dessous. Vorinde est donc la rivière souterraine tandis que Tevelune renvoie aux eaux tranquilles d’une source souterraine. Troublant, non ?
Quant à Barnabé, il vit à Montdunon, une petite ville au confluent de l’Or et de l’Argent, au pied d’un oppidum, c’est à dire d’une ancienne forteresse gauloise ou romaine construite au sommet d’une colline. L’oppidum est le nom latin. En gaulois, c’était ‘dunon’ associé à ‘mons’, la montagne. C’est une racine courante que l’on retrouve dans Châteaudun, Verdun ou Lugdunum, l’ancien nom de Lyon.
Dans les Contes et légendes à l’usage des Korrandons (dont deux sont publiés dans l’excellent recueil collectif Limousin un jour, Limousin toujours), même les personnages se sont offert le luxe d’un nom illustrant leur caractère. Efflam, le personnage que l’on suit dans chaque conte, est Celui qui rayonne. Sa mère, Aoda, est Celle qui élève et son père, Moran, est Celui qui est grand. Or la taille de Moran joue un grand rôle dans l’histoire…
**Parlez-nous de vos personnages. Lequel vous ressemble le plus ?
J’ai une tendresse particulière pour Barnabé. J’envie sa façon de rêver des aventures extraordinaires sur les mers du monde, au cap des tempêtes, simplement en voyant un bout de bois flotter à la surface de l’Argentor et s’en aller avec le courant. Je vais vous faire un aveu. Très souvent, pendant que j’écrivais, Barnabé avait de telles trouvailles et des réactions si étonnantes que j’en éclatais de rire. Il est toujours difficile lorsqu’on écrit de garder le contrôle de ses personnages mais avec quelqu’un d’aussi fantasque que Barnabé, c’est peine perdue. Parfois nous n’étions pas d’accord, comme lorsqu’il a baptisé sa chouette blanche Citrouille. Je trouvais ça ridicule mais il y tenait mordicus. C’est finalement lui qui a gagné mais avec le recul, je m’aperçois qu’il avait raison. Il faut mettre de la folie dans sa vie. D’ailleurs tous les personnages sont un peu fous dans Barnabé. Cette manière qu’ils ont prendre la parole chacun à leur tour pour raconter l’histoire qu’ils vivent avec leur propre regard permet de mieux les connaître, presque de rentrer dans leur intimité. Chacun à leur façon, ils sont attachants et ont tous un petit grain de folie.
C’est un peu ce qui manque à Vincent Beaufils dans La Korrandine de Tevelune. De vous à moi, j’ai souvent eu envie de le secouer. Cette façon qu’il a parfois de se laisser glisser tout au fond de sa déprime m’horripilait. Mais il lui fallait passer par là pour retrouver son chemin parce qu’au fond, en recherchant l’histoire de la Korrandine au Moyen Âge ou au XIXe siècle, c’est lui qu’il recherche. Il croit faire remonter la Korrandine du passé mais c’est lui qui remonte du fond de sa déprime. Il pénètre dans la grotte de Tevelune et la vue du squelette opère en lui comme la vue du crâne dans le cabinet de réflexion des francs maçons. En repensant à ce qu’était sa vie dans la vallée de l’Argentor vingt ans plus tôt, il fait en quelque sorte son testament philosophique et renaît à une nouvelle vie plus consciente. Et pourtant, malgré sa déprime, il garde la faculté de rêver. Ce qu’il ne sait pas de la vie des résistants de la long de la ligne de démarcation, il l’imagine. C’est d’ailleurs ainsi que son amie Mathilde le décrit puisqu’elle l’appelle son somnifacteur, du latin ‘somnium’ qui signifie ‘rêve’, son faiseur de rêve. Oui j’aime beaucoup cet aspect-là de Vincent.
Mais de là à savoir lequel me ressemble le plus, c’est difficile. Je crois que j’ai mis des bouts de moi dans tous ces personnages, même les plus petits.
**À quel public s’adressent vos livres?
Mais à tous ! Que personne n’hésite !
Plus sérieusement, j’essaie d’avoir plusieurs niveaux de lecture. D’abord je m’efforce d’écrire de la manière la plus claire et la plus simple qui soit. La lecture doit être un plaisir et j’aime les mots qui coulent comme l’eau claire. Comme de surcroît je ne suis pas un adepte de la violence ou de la vulgarité, mes romans peuvent être mis entre toutes les mains, même les plus jeunes. À mes yeux, mon livre est bon si j’ai réussi à en faire un livre très facile à lire, au point que le lecteur ne voit plus la trame qui est derrière la toile, tout en atteignant le but technique que je me suis fixé au début.
Par exemple, dans La Korrandine de Tevelune, je voulais écrire un roman qui mette en parallèle diverses périodes de l’histoire. Vincent évoque la femme qu’il aime aujourd’hui, mais il est aussi en quête de la jeune fille qu’il aimait lorsqu’il était enfant. En même temps, il s’efforce de comprendre qui est la jeune femme dont il a retrouvé le squelette et peu à peu, il compose diverses vies dans un monastère du Moyen Âge, dans le milieu artisanal d’avant la première guerre mondiale, ou encore sous l’occupation allemande de chaque côté de la ligne de démarcation. En recherchant la Korrandine, il nous fait découvrir un peu ce que fut un même lieu, Tevelune et la vallée de l’Argentor, à ces diverses périodes de l’Histoire. Et puis j’ai choisi de remplacer les titres des chapitres par des citations qui en donnent le ton, tout en surprenant à chaque fois. La recherche de ces citations volontairement très différentes était un vrai bonheur.
Pour Barnabé, l’objectif était très différent. Je voulais travailler sur le style. Alors j’ai choisi de changer de narrateur à chaque chapitre. Les personnages prennent la parole tour à tour et reviennent de temps à autre, certains plus que d’autres. Je me suis également imposé de ne jamais dire qui était le narrateur. Leur style devait donc être assez marqué et stable d’une intervention à l’autre pour qu’en quelques lignes le lecteur ait deviné qui parlait.
**Saint-Fromond, ça fait un peu aristocratique. Pourtant vos livres se penchent sur le petit peuple : « Barnabé » balaie les trottoirs de sa commune, et les korrigans de « la Korrandine de Tevelune » sont du peuple infime. Alors pourquoi cet intérêt pour les petits, les humbles ?
Saint-Fromond est une petite commune de la Manche dont l’une des principales caractéristiques est d’être à portée de bombardement des plages du débarquement et d’avoir eu de profondes raisons de s’en souvenir longtemps. Il n’y a donc pas grand chose d’aristocratique dans le choix de ce nom. Quant à l’intérêt pour les petits, je ne m’étais jamais posé la question comme cela. Hasard ou inconscient ? Je ne saurais le dire.
**Selon vous le rêve est-il l’apanage de celui qui désire ? Ou le souvenir d’un paradis perdu ?
Le rêve est un carburant. Comment vivre sans rêver ? À cet égard, je suis comme Barnabé et Vincent. Chez moi, tout est prétexte à rêve. J’adore grimper dans les sous-bois et découvrir au terme de l’ascension les ruines d’un château abandonné depuis des siècles qui surplombe une vallée du haut d’une falaise. J’aime imaginer ce qu’il a été, l’importance qu’il avait dans la région, la façon dont on y vivait. Je me plais à rêver qu’on pourrait le reconstruire pour lui redonner une nouvelle vie. C’est dans ces moments-là, en rêvassant sur les chemins avec mon bâton et mon chapeau que me sont venues la plupart des idées qui ont nourri mes romans.
**Alors que désire Saint-Fromond ?
Je ne veux surtout pas écrire chaque fois le même roman. Je travaille maintenant sur un concept très différent, un roman policier en Franche-Comté.
Alors que me manque-t-il ? J’ai un chapeau, un bâton et des chemins à parcourir pour rêver toujours un peu plus. J’ai tout pour être heureux. Finalement, il ne me manque que le temps pour écrire, mais les rêves et l’envie sont bien là.
** »Elle aussi, elle percevrait la puissance de ces rêves, cette présence que j’imagine ici, dans l’ancien monastère ou là-bas, à la fontaine. Elle aime les rêves et la poésie. Encore un point sur lequel nous nous ressemblons. Ensemble, nous l’aurions rêvée beaucoup plus facilement notre mythologie tevelunienne. Elle adorerait dessiner les Korrandons, sortant de nulle part à la tombée de la nuit, par des accès bien cachés de notre vue, le long du ruisseau, derrière le monastère, dans le bois ou à la fontaine. Ensemble, nous pourrions rivaliser d’imagination, nous les ferions danser au clair de lune de Tevelune. »
Avec ça, vous avez dû la trouver, votre Korrandine. Je me retire donc sur la pointe des pieds…
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