Voici en intégralité la nouvelle de Jean-François MINNE, 1er prix du concours de nouvelles TheBookEdition 2011:

ACOMPTE D’AUTEUR
de Jean-François MINNE

Il me faut rendre des comptes à mon éditeur qui s’impatiente.

Un télégramme comminatoire est arrivé à mon domicile, posté de La Salpêtrière : « Vous vous foutez de moi ! On me dit que vous passez votre temps à jouer au Golf et je reçois des factures délirantes du libraire de Biarritz. Tout ceci ne peut plus durer. Vous dilapidez mon à-valoir. Venez me voir dans les plus brefs délais.

P.S. Et en plus j’ai attrapé le Palu à une conférence sur la littérature comparée des Afars et des Issas, salle Pleyel !  »

(Je compatis : Le Palu ? quoi de pire pour un éditeur ?)

Il me convoque (c’est son style) à son bureau rue Cassette. C’est l’heure, je cours chez l’éditeur. Dans le hall, une pancarte sibylline indique : « La gardienne est dans l’ascenseur » ; j’attaque la face nord par l’escalier, c’est au troisième. Tel un pèlerin allant déposer ses offrandes à Shiva, j’ai les bras encombrés de paquets-cadeaux (un sac isotherme mais – on le verra -précieux, un petit recueil administratif datant de la première guerre mondiale, dégotté chez un bouquiniste au square George Brassens, et un CD, joliment enveloppé dans un papier bleu marine).

L’affaire est d’importance, il y va de mon avenir dans l’univers insondable et encombré de l’écriture. Je pousse la porte entrebâillée. Une plaque en cuivre prévient : Éditions Octave Pilon, maison fondée en 1907. Ce qui me frappe c’est le calme qui semble régner.

Sa secrétaire, en Alaïa, a emprunté son air revêche. Cela doit être contractuel. La lèvre est mince et le cheveu noir, tiré en natte. Elle fume, absorbée par la lecture d’un livre, une longue cigarette très fine.
— « Bonjour, Sylvie. » Silence. Je m’approche de son bureau. C’est India Song, de Marguerite Duras, ouvert à la page 111. Je distingue le dialogue qui semble la passionner :

Vous le voyez ?

Voix 1 (lointaine)

Oui je le regarde. Je le vois.Silence.

Voix 2 (lenteur) Il cherche?… Il va au hasard?… Indéfiniment…? »

Pas de réponse.

Voix 2 Il cherche une chose à lui, perdue ?

Pas de réponse.  »
Je tente : — « Dites moi, Sylvie, n’aurais-je pas intérêt, moi aussi, à avoir une mise en page…disons…plus aérée ? » Là, il y a une réponse et elle fuse :

— « Je pense que votre bouquin, plus vite on l’a terminé mieux on se porte. Rajoutez du sexe, le cul fait vendre. » Je tombe des nues. Et pourquoi ne pas faire un chapitre sur le cabinet érotique de Catherine de Russie ou sur la belle Formosante, modèle de la Vénus aux belles fesses ? J’aurais dû m’écrier tel Séide, l’esclave de Mahomet, dans la pièce de Voltaire : « Je sens que mes genoux s’affaissent ». Elle ne l’aurait pas volé. Je me contente d’un revers amorti de fond de court :

— « Dans la version genevoise je remplacerai Jean XXIII par La papesse Jeanne. Dites-moi, Jean (c’est l’éditeur) est là ? » Elle me balance un lob lifté (Je ne parle pas de son oreille, d’ailleurs parfaite, vous l’aurez compris) :

— « Il est débordé. À peine revenu de Missoula dans le Montana, il a dû partir en Bretagne au Château de Keriolet. Un rendez-vous avec des descendants de Félix Youssoupov, l’assassin de Raspoutine ; ils veulent faire un livre sur leur aïeule Zénaïde et le comte de Chauveau. Son humeur est chagrine, il vient de sortir de la Salpê. »

J’improvise un air contrit. Elle relance avec un service sur la ligne : — « Vous savez, en ce moment ce qui marche ce sont les autobiographies de jeunes africains du Neuf-Trois qui ont réussi. On en a une en stock, mais il faut réécrire le bouquin. Cela vous inspire ? » Moi, en revers croisé : — « Franchement être le nègre d’un Black c’est pas rose comme perspective ; non, merci. » Elle me tend une enveloppe marron et lâche un passing-shot :

— « Jean m’a demandé de vous donner cela et… de récupérer les Livres sterling que vous lui devez. Cette partie de cache-cash l’agace. »

(Je n’ose la reprendre : Missoula ou mes sous là ?)

Prévoyant, j’ai avec moi un sac isotherme de chez Picard bourré de menues monnaies de Sa Très Gracieuse Majesté (souvenir d’une traversée à la nage de la Manche, en fraude, entre Hastings et Boulogne, à la suite d’une nuit arrosée chez Annabel’s) et de petites coupures de divers pays, ramenées de mes périples, que je cache dans mon congélateur. Je le pose sur le bureau :

— « Tenez. Cela le fera patienter. Donnez lui également ceci. » Je lui remets un petit volume intitulé Actes Administratifs de Seine et Oise, de 1914, marqué d’un post-it à la page 221 :

Legs Richebourg.-Aux termes de son testament olographe, en date, à Bougival, du 1er août 1894, déposé en l’étude de Me Thomas, notaire,

M. Richebourg Émile, en son vivant à Bougival, décédé à Bougival, a notamment fait les dispositions dont la teneur littérale suit :  » Je lègue à la société des gens de lettres trente mille francs pour la fondation perpétuelle d’un prix à décerner chaque année à un romancier, de préférence à un auteur de romans-feuilletons plus particulièrement lus par les classes ouvrières ; mon épouse jouira de l’usufruit de tous les legs mentionnés ci-dessus. » Versailles le 6 juillet 1914.

J’ai écrit dans la marge, en rouge : « En distribuant quelques exemplaires à la sortie des usines de Bougival et Louveciennes, ne pourrais-je pas postuler ? »

Tout à coup, des éclats de voix se font entendre ; le ton monte dans le bureau d’à-côté. On distingue, traversant la porte capitonnée, une phrase postillonnée avec force : « Auf Wiedersehen, Monsieur. N’essayez pas de yodeliser avec moi ! »

Une porte claque. L’interphone de la secrétaire grésille : « Au suivant ! » J’abandonne Sylvie à sa lecture de Duras et me dirige vers le bureau de l’éditeur. Mon manuscrit piétine, c’est vrai. J’anticipe le pire. Un vrai passage au massicot.

Caché derrière un bureau bourré de manuscrits périmés, de factures en souffrance, de feuilles de la sécurité sociale, notre éditeur est là, palot. J’aperçois un crâne tournant au chauve et les volutes de son Montecristo. La pièce est sombre, enfumée, des étagères vomissent des ouvrages poussiéreux.

L’atmosphère sent l’anti-moustique bon marché et l’incunable défraîchi. Son chien, Spinoza, un basset artésien, somnole sous le bureau. Sur un mur une affiche fanée du salon du livre maritime de Saint-Malo, 1963. Le bureau, de style bateau, est éclairé par une lampe de chevet fatiguée qui laisse échapper quelques watts souffreteux. Un métronome, implacable, égrène les secondes en chassant les moustiques, au milieu des accusés de réception. Je me pose sur la chaise bancale placée face à lui. L’auteur précédent, germanophone, y a oublié, dans le feu des discussions financièro-littéraires, un chapeau Tyrolien (un chapeau à lui, perdu ?…). Je m’en sers de coussin. Je sais l’éditeur amateur de musique.

Pour l’amadouer j’ai pris la précaution d’apporter un CD de cantates de Bach par Jao Carlos Martins. (Négociations tendues avec le disquaire : puisqu’elles sont jouées d’une seule main, j’exigeai un rabais de 50%). Ce cadeau bon marché, pièce centrale de ma négociation, a peu d’effet sur l’éditeur. Son esprit reste rapide, bien que je le trouve physiquement fatigué ; avachi, mal rasé, l’œil rougi, la paupière a tendance à tomber.

(Je note mentalement : Le logiciel de vieillissement mis au point par l’Institut de Recherche criminelle de la Gendarmerie Nationale est-il disponible sur Internet ? Si oui, ne pas en abuser.)

Son humeur est exécrable, la voix est blanche. Il n’y va pas par quatre chemins :

— « Bach, style Bossa Nova d’accord, mais d’abord Quid novi ? » « Il y a encore du pain sur la planche. Vos chapitres font du sur-place et, précise-t-il, pour votre information, je suis seul propriétaire des droits. Dura lex sed lex. » Cette dernière pique romaine ne m’émeut pas : j’ai rédigé, il y a quelques années des annonces publicitaires pour Arcoroc. Je m’insurge : — « Pas bu, pas lu, pas pris. » Pour dire vrai j’ai hésité un court instant. J’aurais pu aussi bien pétarader « Argumentum baculinum !  » ou encore persifler « Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son », mais j’ai eu peur qu’il ne le prenne personnellement. Je poursuis : — « Voici ma dernière nouvelle, avec son titre, provisoire, Air Shot ». Vous allez vous régaler. C’est un cocktail de golf et de métaphysique. Un « eagle » platonicien. Un « birdie » mental. Un « par » hégélien. Bref un trou noir en un !  »

Il éructe, en levant ses mains moites et boudinées : — « Je veux du cul, je veux du people, je veux du hard, c’est quand même simple. Je veux un scandale littéraire germanopratin. Travaillez, au lieu de lambiner, vous croyez que nous aurons le Goncourt avec vos nouvelles maigrichonnes ! Vous rêvez ! On ira directement chez les soldeurs. À quoi servent mes avances sur recettes ? À penser au Big Bang en jouant au golf ? D’ailleurs vous connaissez un écrivain qui joue au golf ? Pas moi. Morand, Céline, Valery, Proust, Shakespeare ne se pavanaient pas sur les fairways… Lao-Tseu et Dan Brown non plus que je sache ; je vais vous dire, moi, faites un guide érotique des golfs et arrêtez de vous escrimer dans des tentatives littéraires exotiques. Vous croyez que vous allez trouver l’inspiration sur le golf d’Arcangues ? En poussant une petite balle blanche vers un trou à peine plus grand. Donnez-moi du sang et des larmes !  »

(J’en profite pour allumer une Winston ; j’exhale une bouffée claire qui va renifler le nuage cubain de son cigare en s’élevant vers le plafond jaunâtre, ils se rejoignent et hésitent à s’affronter, dans une joute de cumulo-nimbus.)

Il poursuit, fiévreux, dans un embouteillage de neurones paludéens : « ou du rire et des armes, ou des chartreuses et du Parme. »

(Spinoza bave légèrement sur ma chaussure droite, je marmonne mezzo voce : nous y voilà, l’avance sur recettes !)

Il conclut dans un tourbillon de postillons « Bref, je cherche les Delly d’aujourd’hui. Revisitez Pelléas et Mélisande en verlan version rap, faites pleurer les midinettes d’aujourd’hui, que diable, ou alors un opéra bouffe avec Jean-Pierre Coffe. Votre manuscrit est famélique, vous vous engraissez à mes dépens et vos élucubrations apocalyptiques me fatiguent. Rendez-moi mon fric ou gare au Pilon !  »

(Je n’ose lui dire que j’ai déposé chez son assistante des Livres sterling de belle facture).

Ponctuant le mot Pilon, auquel il doit pourtant être habitué, Spinoza laisse échapper un jappement en sol dièse, ou peut-être même en mi-bémol. Agacé par ce ténor du barreau de chaise – procédurier qui plus est -, j’aboie, moi aussi, en espérant l’impressionner « Singet dem Herrn ein neues Lied ». J’ajoute pour faire bonne mesure « luoto bi luoma hai sheng » (approximativement « le chameau est encore plus sobre que le mulet ») résidu improbable d’une lecture rapide du petit livre rouge dans les années soixante.

J’aurais pu miauler : « Eul tchun tcha (« le thé que l’on cueille après le 7 mai environ, et avant le 22 août ») et Yo ho tong (« brûlant de luxure »). Souvenir d’une brève rencontre avec une ravissante chinoise, Chao Ling, de l’opéra de Pékin en tournée, spécialiste du thé. Mais cela me parut peu pertinent.

Un grand silence blanc cassé emplit la pièce. Une arabesque de cigare s’immobilise à l’aplomb du diapason qui semble reprendre son souffle. Une sorte de parenthèse en suspension, qui s’interroge sur elle-même. Spinoza, le chien, lève difficilement un œil en se grattant l’oreille. Ses sourcils broussailleux dessinent un accent résolument circonflexe. Son maître aussi. L’un et l’autre se dressent sur leurs petites pattes et s’ébrouent de conserve. C’est le signe que notre entretien est terminé. Il éructe dans son interphone : « Sylvie, au suivant ». La lampe en perd ses watts quelques secondes. J’en profite pour escamoter le chapeau tyrolien.

Nous nous quittons fraîchement. La concierge est, c’est écrit, toujours dans l’ascenseur. Elle doit y faire la sieste ou la grève, en attendant ses étrennes.

Dehors, le temps s’est radouci, l’air est léger.

J’ai pris pension au « Récamier », petit hôtel discret de la place Saint-Sulpice, sous un nom russe d’emprunt (et non l’inverse, bien que ma grande mère en possède encore des paquets). Chapeau tyrolien posé sur le crâne, assis au « café de la Mairie », face à la statue de Bossuet, je classe mes idées et papiers en prenant un café.

De gracieux pigeons, grassement nourris par les badauds, se délestent de flasques fientes sur l’effigie de l’évêque de Meaux, qui n’en peut mais. Saint-Sulpice vomit à intervalle régulier des paquets de touristes armés du Da Vinci Code.

À la table voisine une jolie blonde, certainement tyrolienne, se fondant sur mon accoutrement, me lance : Haben sie feuer ? Kommen sie auch Innsbruck ? Moi, tout feu tout flamme, présentant mon briquet et mes faibles connaissances de la langue de Goethe : Bitte ! Vor deinen Thron tret ich…(« Devant ton trône je vais paraître » ????… et non pas « au fond du couloir à droite »). Elle me gratifie d’un sourire éblouissant : Ach ! Johann Sebastian ! Hübsch ! Hübsch ? Je m’étrangle. Mes yeux s’égarent sur son pull rose, en V, qui a dû rétrécir de plusieurs tailles au lavage, car on devine deux beaux seins très impatients d’en sortir pour prendre l’air. Stop. Ne nous laissons pas emporter par un romantisme germanique suranné… de peur que Satan ne vous tente par votre incontinence ! (Corinthiens I, VII, 5). Pour comble de malchance j’ai choisi espagnol en deuxième langue. Non par amour de Cervantès mais par penchant naturel pour les formes du professeur, Madame Palacios.

Passons aux choses sérieuses : J’ouvre l’enveloppe marronnasse que Sylvie m’a donné ; c’est une circulaire de l’éditeur destinée à son cheptel d’écrivaillons :

« Chers auteurs, Chers talents, Chers esclaves,

Notre maison d’édition, créée par mon grand père Octave, et

développée par mon père, Arpège, peut s’enorgueillir d’avoir

toujours été à la pointe de l’innovation :

– fabrication de livres antimites en papier d’Arménie dans les années 20 (malheureusement mis à l’index par Mustapha Kemal) ; -lancement du format buvard pour littérature de midinettes et la collection PQ après la guerre (livres en rouleaux, double épaisseur), etc. Je me dois de poursuivre leur œuvre. Je lance la collection « Mi-Sol-Do ». Aussi, avant que d’aller plus avant dans vos dérapages plumitifs, je vous demande de bien vouloir dorénavant accompagner vos manuscrits d’une version comédie musicale en 6 portées avec chœur ; en effet j’ai obtenu de la direction du théâtre du Châtelet la possibilité de faire jouer vos œuvres dans ce temple de la musique où, dois-je vous le rappeler, Luis Mariano a fait chavirer les cœurs des parisiennes. Cette révolution musico-littéraire vous offre une opportunité majeure de faire connaître votre travail.À vos plumes,À vos portées,

Signé : L’éditeur. »

P.S. Je me réserve le droit de vous demander de me jouer un (petit) morceau de mon choix : Soit une variation Goldberg soit le final de la Belle de Cadix. Apportez votre métronome et votre quart de queue. »

La collection Mi-Sol-Do ! ? Je vois déjà la suite mi-soldée. Consterné, déprimé, je cherche la blonde tyrolienne des yeux. Elle s’est évanouie, avalée par le porche de Saint-Sulpice.

Existe-t-il un saint Supplice ?

FIN

Brève biographie de Jean-François MINNE
Juriste de formation et MBA de l’IAE-Paris,
Publicitaire (ancien Président de Masius d’Arcy puis de TBWA),
Puis dirigeant d’un fonds d’investissement dans la communication.
Auteur de « Hold Up sur la Mairie de Neuilly », en 2008
JF MINNE