Voici en intégralité la nouvelle qui a remporté le 2ème prix du
Concours de nouvelles TheBookEdition 2011
C’était écrit
par Hélène HARBONNIER
Souviens-toi, tu le disais déjà avant notre rencontre… Tu en parlais à qui voulait l’entendre, et même à qui ne voulait pas. Ce livre que tu écrirais.
Tout jeune, dès l’enfance peut-être, tu en avais formé le projet, et tu le nourrissais en toi comme un bébé qu’on porte, qu’on mûrit, qu’on conserve bien au chaud, et qu’on a peur de voir naître, des fois qu’il ne correspondrait pas à nos attentes. Tu le rêvais la nuit et même le jour. Dans la cour envahie d’autres si communs, si différents de toi, tu te voyais écrire. Parfois même tu le faisais, tu t’asseyais sur le bitume, il tiédissait sous tes fesses, tu croisais tes petites jambes sous toi et tu ouvrais le cahier comme on découvre un monde. Tu posais la pointe du stylo et cela déferlait, un temps toujours trop court. Les récrés, toujours trop courtes.
Il fallait regagner la classe. Bien sûr les compliments de l’instit te flattaient. Tes rédactions le méritaient sans doute. Mais c’était si facile de noircir des lignes, encore et encore. Tu étais content de toi sans être rassasié. Tu buvais les éloges, tu en avais toujours soif.
Rappelle-toi, c’est toi qui me l’as raconté. Tu fanfaronnais. En le racontant tes joues rosissaient d’une tendre honte pour cet enfant que tu étais, sûr de sa valeur. Et quelque part en relatant ses frasques, tu avais l’air de regretter cette confiance qui t’a depuis quitté.
Ce gamin crâne qui sans ciller se voyait en Hugo, le seul auteur qu’il connût et fût à la hauteur de son ambition dévorante. J’aurais bien voulu le rencontrer, pour mieux comprendre l’homme que tu es. Peu à peu cette flamme dans ton oeil a dû s’éteindre. Mouchée par une réprimande, une déconvenue ? Cela tu ne me l’as jamais dit. Plus d’arrogance dans ton sourire lorsque je t’aperçus. Encore moins aujourd’hui, pauvres de nous !
Plus d’arrogance mais l’enthousiasme était toujours là. Il couvait en toi comme des braises mal éteintes, continuant de te réchauffer l’âme. Cela te gardait en vie. Essentiel ! Et non négociable. Je l’ai vite compris, au fil des heures solitaires où j’attendais que ton front se relève de la page. Il fallait compter ce paramètre dans notre couple.
C’est vrai qu’aux premiers temps, tu avais mis l’envie de côté, tout occupé d’une autre, affamé de mon corps plutôt que de tes mots. Puis peu à peu, comme tu baissais ta garde, cela t’est revenu. Il a fallu que je m’efface, que je fasse de la place, en m’efforçant de ne pas la céder tout à fait, à ton besoin d’écrire. Cela me faisait rire, et mon rire t’enrageait. Ce n’est pas un loisir, ce n’est pas une passion, c’est quelque chose de moi, disais-tu – sans crier, car tu réservais ta colère à tes écrits. Au fil du temps je me bornai à sourire. Je crois que je ne comprenais pas.
Sauf peut-être ce jour où tes larmes coulèrent, à cause des mots durs prononcés sur un texte. Tu pleurais, toi, mon homme ! Alors j’ai cherché le mioche qui se rêvait Hugo, mais qui depuis longtemps n’escomptait plus le Panthéon ; il fallait que je le trouve en toi, pour savoir enfin avec qui je m’étais mariée, et essuyer tes larmes…
Les ans passant, j’ai discerné les braises. Et pour les attiser j’ai soufflé dessus, avec douceur et constance.
Mais le livre ne venait pas, même en l’imaginant de toutes tes forces.
Il y avait bien sûr eu des textes. Nombreux, variés. Mais toujours trop courts pour toi. Insuffisants. Tu savais qu’il y avait davantage de talent en toi que dans ces quelques feuilles. Tu les regardais sortir de l’imprimante et tu savais déjà qu’elles ne te satisferaient pas. Tu me les tendais pourtant, avec l’espoir infime que je m’exclame : c’est la meilleure chose que tu aies jamais écrite ! Et si je l’avais fait, mon coeur, est-ce que ton tourment se serait apaisé ? M’aurais-tu seulement crue ?
Non, tu aurais souri tristement, tu aurais dit, merci, non pas pour mon admiration, mais pour l’amour qui me poussait à mentir. Ma tendresse qui ne comprenait pas ton besoin infini de sincérité. Pour avancer, disais-tu, il fallait que tu pleures encore. Que tu tombes et te relèves, plus fort, maître d’une leçon.
Je me souviens de ces longues disputes, nous nous querellions comme deux vieux, tu me lançais en pleine face les mots que tu n’arrivais plus à écrire. Cette grossièreté, qui te ressemblait tellement peu, mais qui était toi tout de même. Elles ne pouvaient qu’être toi puisque tu les proférais. Cette hargne soudaine me désarçonnait, d’où te venait-elle ? Ce n’est qu’aujourd’hui que je sais, en te regardant là, incapable désormais de rage, qu’elle suintait de ton impuissance. La frustration immense du livre absent, elle rancissait dans tes tripes infertiles, elle amenait à ces éructations. Et moi qui croyais que j’étais en cause ! Que j’avais une importance dans tes colères, dans la moindre des émotions qui te renversait !
Non, c’était toujours ce livre, le livre ! Je n’étais rien. Ai-je jamais compté ? Je crois que oui, mais aujourd’hui seulement, parce que seul tes yeux me parlent, parce que ta main ne peut plus prendre la plume pour répondre, d’une fiction ou d’un poème, à mes inquiétudes.
Souviens-toi de ce jour où je faillis te quitter. Epuisée de ne pas atteindre à la muse que tu rêvais en moi. Peut-être n’as-tu jamais su. Mon envie de partir et de te laisser à ta page blanche. Les cris qui montaient dans ma gorge, pour t’appeler alors qu’à l’étage, trop loin de moi, tu tapais sur le clavier en m’oubliant à force de signes. Ces cris je les réfrénais, je les ravalais, à mon tour je nourrissais une âcre bile ; cependant moi je la vomissais en pleurs.
Le livre ne venait pas. Mais je tombai enceinte. Est-ce la perspective d’être enfin créateur, même si l’histoire à naître échappait à ton contrôle, qui t’ôta pour quelques années le foutu Livre de la tête ? Toujours est-il que l’ordinateur resta fermé. Le clavier, silencieux. Tu me revins sans être à moi, tu n’avais d’yeux que pour notre fille. Ton oeuvre, commentais-je tandis que tu la berçais, et de nouveau je riais, mais j’avais oublié la rancoeur ; ce bébé dans mon sein l’avait noyée sous le miel, j’étais heureuse à nouveau.
Comme elle grandissait ton appétit faisait de même. Je voyais tes yeux lentement ternir, parce que tu enfouissais ton envie bien loin en toi, derrière mille tâches quotidiennes, là où elle ne pourrait t’atteindre. Tu voulais l’assommer à coup de pragmatisme. Tu voulais renoncer. Mais ce qu’il y avait en toi s’y refusait. Tu combattais comme un drogué en plein sevrage, avec véhémence mais sans véritable force. L’énergie du désespoir n’y a pas suffi. Cette fois-là c’est moi qui t’ai dit : « Réécris ! », parce que lentement je te voyais mourir. Ou tout au moins, m’échapper, à moi et à notre fille que tu ne regardais plus que d’un oeil vide, famélique.
« Ecris ! », te dis-je, consciente que ce stylo que je te mettais dans la main, signerait peut-être un jour la fin de notre amour, du semblant de compréhension qui nous liait encore.
C’était il y a trente ans, mon coeur. Souviens-toi, bon dieu ! Fais l’effort de me voir et de me répondre, ne serait-ce que d’un geste, d’un bête hochement de tête ! Verse un peu de cette lave qui te brûlait tout le corps dans tes veines refroidies, dans tes muscles atrophiés ! Où as-tu fourré cette énergie, cette rage de vivre ? Tu n’as pourtant pas tout déversé dans ce livre !
Car tu l’as enfin pondu ! Y passant nuits et jours ! Enivré de ces mots qui se résolvaient à couler de tes doigts jusque sur le clavier ! Putain, j’en ai pleuré ! De joie ou de dépit, je ne saurais le dire. Tu rentrais du bureau, et me souriant d’aise, tu déposais un baiser sur ma joue amollie, mais lèvres qui se fanaient, tu saluais l’enfant et la minute d’après, tu étais à l’étage. Là-haut sur ton perchoir, d’où tu nous surplombais, nous tous, tu étais heureux. Moi j’étais triste mais ce n’était pas grave, après tout. Seule comptait notre histoire, celle que tu pondais et dont bien malgré moi, j’étais un personnage.
Comme j’ai haï ce texte lorsque tu le mis entre mes mains ; parce que le désir qui renaissait dans tes yeux ne t’était inspiré que par la lectrice qui te faisait face. Et non pas par l’épouse qui au contraire du livre, avait eu le tort de vieillir. Je n’étais pas ces héroïnes que tu habillais de soie et dont tu regardais les défauts avec indulgence. Mon erreur fut d’être réelle. Et de t’aimer puisque plutôt de jeter au sol le manuscrit, de te le tendre sans mot dire, ou d’en mettre les pages au feu, tu le sais, je le lus. Et par malheur, lui aussi je l’aimai ; car en ces feuilles il me semblait te retrouver enfin. Toi, mon homme, le mioche, le Hugo de cour de récré.
Alors, une fois pour toutes, j’ai décidé de rester.
Bien sûr, chéri, que personne n’en voulait de ton livre. Pourtant, obstinément, tu fermas des enveloppes sur le copieux volume, et tu les expédias, en te fendant d’une lettre d’intention qui cherchait à convaincre – mais qui ne le fit jamais plus qu’une autre. Quand un pli tombait de la boîte aux lettres, porteur d’une réponse, tu vibrais d’espoir, et tu échangeais un regard avec notre fille, priant pour que toi, comme elle, ne soyez pas déçus de nouveau… Et immanquablement, ce pauvre sourire naissait sur ton visage, qui lui aussi avait vieilli, et elle, sans vouloir te laisser voir son amertume, elle passait à autre chose. Le temps passant, elle tourna cette page de plus en plus aisément. On s’habitue à tout, même à la médiocrité de son père.
Est-ce cette frustration immense qui t’habita toujours, cette litanie de refus reçus comme autant de gifles, qui lentement mais sûrement t’ont jeté bas ? Tu montais toujours l’escalier pour t’asseoir devant l’écran, tu le regardais longtemps, parfois tu tapotais pendant quelques minutes. Mais je le savais bien, que tu n’écrivais plus. Parce qu’il n’y avait jamais eu que ce livre-là. Ton enfant à toi, un embryon plutôt, jamais mené à terme, malgré les pages sorties de l’imprimante. Cet enfant que jamais nous n’avions partagé, issu de ton seul ventre, accouché et raté. Et parce que tu en étais le seul parent, la souffrance qu’il te créa tu la gardas pour toi. Laissant le mal te consumer sans vouloir que je m’y brûle à mon tour. Imbécile ! Je crois même que c’est là-haut, dans le recoin de ton bureau, qu’est survenue l’attaque. Seul tu étais, seul tu es resté.
Enfin une péripétie ! Mais digne d’un mauvais feuilleton, et non d’un écrivain de ta trempe. Tu n’en es même pas mort. Aurais-tu préféré ? Moi peut-être. Je ne sais pas.
Cela fait dix ans, mon amour. Dix ans que chaque jour je te rejoins dans cette chambre blanche. Que je m’assieds, te regarde et attends. Un improbable rebondissement. Parfois je me persuade que tu n’es déjà plus là. A cause de ton oeil torve et morne, et de la morve qui coule de ton nez sans que tu sois seulement foutu de lever la main pour te moucher. Cette immobilité me glace, et puis elle me rend folle. Alors je te parle, mais dans ton mutisme sans doute tu ne m’entends pas. Mais moi il faut que je te parle. Mon histoire n’est pas terminée. Moi, moi, moi.
Ton héroïne de roman rose.
En partant dans ton monde tu as laissé ton livre. Rien que cela, c’était inconcevable. Peut-être parviens-tu à en inventer d’autres, aujourd’hui enfermé dans ton corps et ta tête, et je suis sûre que la frustration perdure, incapable que tu es de tenir un stylo.
Il a fallu longtemps, mais j’ai repris ton roman. Plusieurs fois, je l’ai lu. Je te cherchais entre les lignes.
Et puis je l’ai pris sous mon bras et j’ai frappé aux portes.
Je vais me placer face à toi, mon Victor, je sais que tu ne peux tourner les yeux. Je vais bouger ma chaise, n’aie pas peur. Le voilà, regarde. Ton livre. Et ton nom, imprimé dessus. Il y a une vraie couverture, et elle n’est même pas moche, j’espère qu’elle te plaît. Regarde, je feuillette. Toutes ces pages. Ton nom, ton prénom et au dos, le nom d’un éditeur. Je sais que ce n’est pas une grande maison. Mais au moins c’en est une. Réagis. Mon dieu, je sais que tu ne peux m’étreindre. Prends-le ce bouquin dans tes mains, ne le laisse pas tomber.
Victor ? Victor ? Ô mon chéri, tu pleures…
Hélène HARBONNIER par elle-même :
» Journaliste de profession, j’écris depuis que je sais me servir d’un stylo. A 26 ans, je reste attirée par des univers plutôt sombres, par des destins tourmentés qui bien souvent se brisent, et j’aime travailler l’écriture jusqu’à ses limites, entre narration et poésie. En 2010, j’ai publié mon premier recueil de nouvelles, « Jusqu’au vertige« , chez TheBookEdition. «
20 avril 2011 at 08:56
Bonjour,
Je suis désolé pour la première nouvelle, mais j’ai préféré pour l’instant la votre. Malgré un ton haché, j’ai découvert un texte plein de poésie et de désespoir en même temps. Bravo !
Cordialement
Jean Pierre Brinet
20 avril 2011 at 12:55
Bravo pour la sensibilité, l’élégance (sauf l’utilisation du verbe « pondre », qui m’a paru faire tache) et l’originalité de votre récit. Vous avez utilisé adroitement le thème du concours ; et bien que votre histoire soit écrite à la deuxième personne du singulier, elle reste attachante et interpellante pour le lecteur.
20 avril 2011 at 18:42
Merci beaucoup… pour votre attention et vos remarques… et d’avoir aimé mon texte…
17 mai 2011 at 19:10
Bonjour,
Bouleversante, c’est le premier mot qui m’est venu à l’esprit à la lecture de votre nouvelle. C’est une très belle histoire vraiment… Et je confirme la poésie et l’élégance de votre plume.
Merci pour ce bon moment.
22 juin 2011 at 22:19
J’aime beaucoup l’écriture, le ton utilisé, le tragique de cet histoire mais surtout la sensibilité et l’émotion qui en ressort. Ainsi que la chute. Franchement, bravo! Je ne peux qu’applaudir et vous souhaiter une très longue carrière.